Dans les années 60, Max Liotier est guide de haute montagne. Le livre est écrit en 1968, il a 35 ans. Max Liotier fait partie de la nouvelle génération de guides : les guides citadins (comme il se nomme dans le livre), qui sont allés à l'école des guides. Ce livre est l'occasion pour lui de se poser des questions sur la condition de guide, "Qu'est-ce-qu'un guide ? C'est Un qui va devant.".
Le livre se déroule lors d'une course avec un client (la traversée de la Meije). Max Liotier alterne le présent (la marche avec son client) et ses pensées sur la condition de guide.
Particulièrement bien écrit, ce livre ne parle pas de super-héros mais d'hommes normaux passionnés par la montagne et se posant beaucoup de questions sur leur avenir.
La marche est une introspection. Max Liotier parvient avec beaucoup de brio à la retranscrire.
Ce livre est indispensable dans toute bibliothèque de personnes intéressées par la montagne. Cherchez-le en occasion. Notre exemplaire, nous l'avons trouvé chez Emmaüs, par hasard et sans connaître ce livre. Le hasard fait bien les choses...
la Meije
Sté de Travaux la Grave la Meije
Morceaux choisis
Le départ se fait du refuge du Promontoire à 3100 m d'altitude, il est 2h20 du matin. Max est rentré la veille au soir d'une course. La nuit a été très courte.
... Le nez au ciel, je cherche des amies : la Polaire est cachée, Castor, Pollux, j'aimerais trouver la nébuleuse d'Andromède, mais il y a quelque chose devant : le Doigt de Dieu surplombant son ombre. Bon sang ! qu'il est haut, loin et sévère ! Le surhomme de tout à l'heure baisse humblement la tête et rentre dans le refuge, infiniment petit.
Promontoire, page 30. Le réveil
L'animal en forme que je suis en cet instant dresse un bilan physique, en étirant les jambes. Correct ! La nuit a chassé la fatigue, les muscles sont froids, mais souples et insensibles. Les épaules peut-être ? Oui, les épaules se plaignent encore des bretelles du sac hissé, hier soir, tout au long de cette fichue moraine.
Cela n'est pas grave, quelques longueurs de corde d'escalade y remédieront. (...)
Ça ira. Il faut que ça aille, du reste. Le plus dur n'est-il pas de se lever ?
Promontoire, page 35. Petit homme
Grande Muraille, page 48. Petit matin
Entre chien et loup, c'est la mauvaise heure où tout est gris terne très sombre. Le ciel tourne vers l'ouest, la neige, les rochers, tout se confond.
Plus rien n'est humain. Que faisons-nous ici, dans ce monde qui n'est pas le notre ?
C'est l'heure la plus froide, c'est l'heure où la neige du glacier crisse avec un bruit métallique sous le caoutchouc cassant des semelles Vibram, c'est l'heure où l'acier du piolet colle aux doigts, c'est l'heure qui cristallise la larme au bord des paupières, l'heure où le nez durcit à chaque respiration, où les poils se figent instantanément dans les narines.
Nous baignons en pleine lumière ! La base des sommets lointains s'estompe dans une fine nappe de brume. La gamme des bleus est vraiment infinie. Je me croyais blasé, je suis sain, au contraire, c'est beau d'encore s'émerveiller...
Nous allons rester ici un bout de temps. Aussi, je m'installe tant bien que mal ; moi, le paysage, je le connais. Je préfère somnoler ou faire semblant. Dans un instant, il va s'imaginer que je dors à poings fermés et ne me posera plus de questions. Ce n'est pas que je n'aime pas discuter de choses et d'autres, mais j'aime le silence pour apprécier pleinement. Ici, les paroles sont superflues, elles gâchent même tout, si délicates soient-elles.
La vallée est bien loin, La Grave, deux mille cinq cent mètres plus bas, ressemble à une maquette de l'Institut Géographique National. Il y a, en bas, des amis qui peut-être parlent de nous, des jeunes garçons qui nous envient, des gosses qui disent : "Aujourd'hui, papa, il est là-haut", en montrant du doigt un sommet au hasard ; il y a peut-être aussi des femmes inquiètes qui nous espèrent.
Des femmes qui pensent, résignées, que ce métier de guide est une drogue incurable, que cette image du surhomme pour le public n'est pour elles que le corps d'un grand gosse qu'il faudra panser et soigner avant qu'il reparte, qu'il leur fera l'amour encore trop vite, comme si ce devait être la dernière fois, qu'il n'est qu'un enfant égoïste ne partageant pas ses joies.
La Grave est le plus beau village de montagne que je connaisse. Affaire de goût, bien sûr, mais celui-là se marie parfaitement avec ce que j'aime en montagne, en dehors du domaine de l'altitude. On ne connaît, de lui, souvent, que l'été et sa cohue de touristes, on croit avoir pénétré son coeur, on n'en connaît que les abords. On n'a jamais franchi le seuil.
Arêtes, page 100. Miroir de soi
Les "Il faut descendre, on va se tuer, vous ne me ferez jamais passer ici" me laissent indifférent. Il faudrait savoir avant de partir ce que l'on va chercher. Sinon, il est préférable de rester à la maison et d'aller à la pêche à la ligne. Vu le nombre de ces adeptes, cette occupation doit bien présenter quelque intérêt. On ne trouve en montagne que ce qu'on y apporte. L'escalade est un miroir qui ne renvoie qu'une image. Sa propre image. On espère la voir indulgente. Si l'on a osé s'en approcher, il ne faut surtout pas s'en éloigner à l'instant du reflet.
Surpris par l'orage, un jour, j'ai eu la preuve de ce que j'avance. En plein coeur de la zone électrique, ayant été obligé de changer l'ordre de l'encordement, j'assurais à la descente un homme absolument terrorisé. Sa femme, qui m'avait aidé à le décorder, pour que je puisse l'attacher à sa place, ne s'était jamais départie de son calme.
Avant de quitter le relais, elle me glissa :
"Je vous remercie, Max, je sais que nous sommes fichus tous les trois, je sais que vous n'y êtes pour rien."
En disant cela, elle faisait les mêmes gestes qu'elle aurait fait par grand beau temps, sans s'affoler. je l'avais beaucoup admirée. Car elle avait conscience de ce qu'elle risquait. Elle avait peur, mais seul un oeil habitué pouvait le discerner.
Peut-être même l'ai-je admirée, parce que moi aussi, il m'est arrivé d'avoir peur...
- Oui ! Techniquement, c'est très normal. C'est à Chamonix, incontestablement, que le terrain, très varié, offre le plus de possibilités pour une formation complète.
Arêtes, page 127. Bivouac
Très vite, la nuit froide s'était installée et avait repris ses droits. Nuit où l'on essaie en vain de dormir... Classique petit caillou qui vous gêne d'abord, puis vous empale. Ce petit caillou dont on se débarrasse, sachant bien qu'avant longtemps un autre saura être insupportable.
Ce frisson qui vous gagne et vous submerge, sur le côté, non c'est face au vent ! Maintenant ce sont les reins qui se plaignent ; sur le dos, cela va un temps et puis insidieusement le petit caillou recommence.
Quelle misère !
Le visage de l'autre, tout gris sur un fond noir, on dirait celui d'un cadavre.
Avant de partir, hier, pour le refuge du Promontoire, je discutais avec le gardien du bureau des guides de la Grave. Nous regardions la Meije pour en évaluer les conditions.
Une femme est passée.
Cette femme était veuve depuis moins d'un an d'un jeune guide de l'Union Nationale des Centres de Montagne. Elle s'est arrêtée pour regarder avec nous cette Meije qui ruisselait de lumière. Le soleil jouait dans les corridors, sur le glacier du Tabuchet.
C'était si beau que nous ne parlions plus.
Soudain, une voix a troublé le silence.
La sienne.
"Il n'y a pas plus garce !"
J'entends encore ce cri de haine en atteignant la brèche des dents Blanches. Avec le gardien, nous n'avions rien su répondre.
Que dire d'ailleurs qui ne serait tombé à plat ?
Elle ne voulait pas, ayant aimé sa vie, devoir aimer sa mort.
Doigt de Dieu, page 141. Homme
Si je dois ne plus pratiquer ce métier, j'en garderai un souvenir teinté de nostalgie qui m'accompagnera jusqu'au bout de ma vie. Ce métier qui m'a permis de côtoyer des individus pas toujours exemplaires peut-être, mais jamais pitoyables ; pas forcément supérieurs, mais jamais médiocres, jamais stupides. Des hommes enfin, dignes de ce nom.
A la question posée : "Pourquoi es-tu guide ?" moi, le frère d'armes pourtant, j'ai obtenu des réponses dont la fantaisie ironique signifiait tout bonnement que cela ne me regardait pas.
"Parce que je me rapproche de Dieu."
"Parce qu'en bas, dans la plaine, j'ai de l'asthme."
"Parce que je suis incapable de faire autre chose."
"Parce que si je ne marche pas, je grossis."
Autant de boutades, évoquant la réponse dépouillée de Mallory, qui grimpait sur les montagnes "parce qu'elles étaient là".
Max Liotier et son client redescendent de la Meije et s'arrêtent au refuge de l'Aigle.
"Il est bien calfeutré ce refuge, dites-donc.
- On croit ça ! Un jour je suis arrivé ici au printemps, très tôt en saison. Après avoir ouvert la double porte, j'ai découvert un véritable drap vertical de neige qui partait de la fente de la porte jusqu'au fond ; il était presque aussi mince à la base qu'au sommet. La tourmente de neige avait infiltré sa poudre sèche dans les deux interstices, et avait construit cette mince cloison, que le froid sidéral avait su conserver. A peine entré, j'ai brisé son équilibre et tout s'est effondré."
N'était-ce pas le symbole de la pureté fragile de la haute montagne que l'homme bouleverse irrémédiablement de son passage ?
J'ai accepté un jour d'accompagner l'un d'eux, Auguste Jouffrey, dit "Gutou" ; petit, trapu, noir de poil, un souffle à toute épreuve. Il possède une science innée de la chasse, dépasse de très loin les risques acceptés par les autres et ne met que trois cartouches dans le magasin de son arme. Mais oui, de tels hommes existent encore !
"Si je ne le fais pas avec trois balles, je le laisse courir ! on a sa chance tous les deux."
Un jour, au retour d'une course, Devouassoud, le plus fort des fils de Pierre Gaspard, butta contre une pierre sur le sentier qui le ramenait dans la vallée. Il avait derrière lui une carrière prestigieuse. Cette pierre décida de sa fin.
Étalé tout de son long dans la poussière, il ne se sentit pas humilié. Il comprit simplement qu'il serait sage désormais de s'en tenir là, et c'est ce qu'il fit, avec autant de fermeté dans sa décision qu'il en avait mis à franchir les passages les plus ardus de sa carrière de guide.
Peu de gens, en fait, savent se reposer. Ils ont toujours une crispation quelconque des muscles. Au lieu de se tenir en appui sur son coude, s'il avait bloqué son épaule contre le tronc qui est derrière lui, avec le renflement de mousse au pied de l'arbre, son corps aurait pu s'abandonner complètement.
Max Liotier et son client sont redescendus et s'arrête à une terrasse pour terminer la course par le verre de l'amitié.
Deux couples, à quelques tables de nous, semblent intrigués par nos sacs jetés dans la poussière, à nos pieds, at par nos piolets... images de plaisirs étranges et inconnus.
Le vent m'apporte le décret du plus perspicace des deux hommes :
"A quoi ça leur sert de monter, puisqu'il faut redescendre ?"
Il a dit ça à une jeune femme blonde, assez évaporée, qui l'admire sans retenue, extasiée devant tant de logique.
L'Alpe, page 213. Épuisement
La traversée de la Meije a démarré pour Max Liotier à 2h20 du matin. Il laisse son client dans la vallée vers 17 h. Il se restaure enfin. Il lui faut maintenant rejoindre le refuge de l'Alpe afin de rejoindre un nouveau client. Il y arrive à 21h, épuisé. Paul; le gardien, lui prépare à manger.
J'ai pris mon repas dans une sorte de brume, crevée parfois d'un rire : Paul ? sa femme ? je ne sais plus.
La belle mécanique dont je me plaisais à dresser l'inventaire ce matin est bien enrayée. Demain, il faudra un sérieux coup de fouet pour que la bête se relève et reparte...